Terre, sans mur et sans frontière: extrait de l'Épopée de Cheikh Bedreddin
Il y a six-cents ans, en Anatolie, une révolte est survenue. L'État Timouride ayant détruit l'Empire Ottoman, le plongeait ainsi dans une période de conflits dynastiques qui devait durer dix ans. A l’ouest, le peuple s’emparait alors des terres et domaines de leurs beys, les serviteurs du sultan qui détenaient ses terres en son nom.
La révolte a été appelée "La Révolte de Cheikh Bedreddin", nommée d’après Cheikh Bedreddin, penseur et juge religieux soufi. Elle avait été menée par deux de ses disciples; Börklüce Mustafa et Torlak Kemal. Il n’est pas certain que Cheikh Bedreddin se soit lui-même impliqué dans la révolte, mais ses idées l’ont certainement influencée, que ce soit par le biais de ses disciples ou par d’autres voies.
Cheikh Bedreddin a souvent été accusé d’être un vieillard délirant qui se serait lui-même proclamé prophète, il a même été décrit par les historien.ne.s comme quelqu’un qui voulait s’emparer du pouvoir profitant des conflits internes.
Cela, jusqu'à l'écriture de l'Épopée de Cheikh Bedreddin par Nazım Hikmet.
Nazım Hikmet n'était pas un historien, mais un poète marxiste révolutionnaire, qui a passé une partie importante de sa vie en prison, et s'est vu privé de sa nationalité turque. Accusation: trahison à la nation. C'était il y a soixante-dix ans.
“Il faut sauver mon Bedreddin de ce qu'écrit un professeur d'une faculté de théologie” écrit-il dans l'introduction de son poème. Dans sa cellule, il aurait été en train de lire un livre de ce professeur écrivant sur Cheikh Bedreddin lorsqu’il décida d’écrire cette épopée.
Nous n'allons pas vous raconter l'histoire de cette révolte, ni la vie de Nazım Hikmet. Nous ne vous proposons ici qu'une traduction d'un extrait de ladite épopée: la partie neuf, qui décrit la grande bataille qui a eu lieu entre le peuple révolté, mené par Börklüce Mustafa, et l'armée du Chehzadeh Murat, menée par Beyazid Pacha. C'est l'histoire de la manière dont ont perdu celleux qui voulaient partager cette terre, "avec son raisin, sa figue, ses grenades"...
9.
Il faisait chaud.
Chaud.
Était un couteau, manche sanglante, lame émoussée
la chaleur.
Il faisait chaud.
Les nuages étaient remplis,
les nuages allaient presque se vider
se vider.
Lui, il regarda sans bouger
depuis les rochers,
Ses deux yeux sont descendus comme deux aigles sur la plaine.
Là bas la plus douce, la plus forte,
la plus avare, la plus généreuse,
la plus aimante,
la plus grande,
la plus belle femme: LA TERRE
allait presque donner naissance,
donner naissance.
Il faisait chaud.
Il regarda depuis les montagnes de Karaburun,
Il regarda l’horizon au bout de cette terre,
sourcils froncés:
De l’autre côté venait un feu à cinq étendards, arrachant les têtes d’enfant
comme arracher des pivoines sanglants,
faisait traîner derrière lui les cris dénudés, enveloppait tout l’horizon.
Celui qui venait,
Était Murat le Chehzadeh.
Le sultan à Chehzadeh Murat exprima
sa volonté,
Qu’il aille sur la province d’Aidin pour,
sur la tête de Mustafa l’hérétique, calife de Cheikh Bedreddin, tomber.
Il faisait chaud.
Le caliphe hérétique de Bedreddin, Börklüce Mustafa regarda,
regarda Mustafa le paysan.
Regarda sans peur,
sans colère,
sans rire.
Tête bien droite,
tout droit devant lui.
Il regarda.
La plus douce, la plus forte,
la plus avare, la plus généreuse,
la plus aimante,
la plus grande,
la plus belle femme: LA TERRE
allait presque donner naissance,
donner naissance.
Il regarda.
Les héros de Bedreddin regardèrent l’horizon depuis les rochers.
S’approchait la fin de cette terre
sur les ailes d’un oiseau de mort portant l’ordre de la peine mortelle.
Or eux, ils avaient ouvert cette terre,
ceux qui regardaient, l’avaient ouverte,
avec son raisin, sa figue, sa grenade,
ses bétails, plus jaune que le miel sont leurs poils,
plus dense que le miel est leur lait,
ses chevaux aux hanches fines, aux crinières de lion,
ils l’avaient ouverte comme une table fraternelle sans mur et sans frontière.
Il faisait chaud.
Il regarda.
Regardèrent l’horizon les héros aux cotés de Mustafa...
*
La plus douce, la plus forte,
la plus avare, la plus généreuse,
la plus aimante,
la plus grande,
la plus belle femme: LA TERRE
allait presque donner naissance,
donner naissance.
Il faisait chaud.
Les nuages étaient remplis.
La première goutte allait presque tomber sur la terre comme une parole douce.
Tout-
-d’un coup,
comme tomber des rochers,
couler des cieux,
percer la terre,
comme la dernière oeuvre qu’offrait cette terre
les héros de Bedreddin sont allés devant l’armée
du chehzadeh.
Leurs habits blancs, sans couture,
tête ouverte
pieds nus et lame nue ils étaient.
Eût lieu une grande bataille.
Les paysans turcs d’Aidin,
les marins grecs de Chios,
les marchands juifs,
dix mille camarades de Börklüce Mustafa
sont entrés dans la forêt ennemie
comme dix mille haches.
Les fronts aux drapeaux rouges, verts,
aux boucliers ornés de pierres,
aux casques en bronze
Ont été morcelés, mais
le jour tombant dans la nuit sous la pluie,
les dix mille sont restés deux mille.
Ils ont perdu.
Pour chanter tous ensemble, d’une seule voix,
pour tirer les filets tous ensemble des eaux,
pour forger le fer avec finesse tous ensemble,
tous ensemble, semer la terre,
pour dire, en tout et partout, sauf notre amant, sa joue
tous ensemble,
tous ensemble !
les dix mille ont donné huit mille.
Ils ont perdu.
Les vainqueurs ont nettoyé
sur les chemises blanches, sans couture des vaincus
le sang sur leurs épées.
Et la terre semée tous ensemble
comme une chanson chantée d’une seule voix,
fut écrasée sous les fers des chevaux, grossis au Palais d’Edirne.
C’est la conclusion inévitable
des circonstances historiques, sociales, et économiques !
Ne me le dis pas ! Je le sais !
Je baisserai la tête sous l’objet dont tu viens de dire, mais ce coeur…
Il ne comprend pas bien ces paroles.
Il dit “ô le destin tordu,
ô le monde tordu, Ô”
dit-il.
Et un par un passent,
leurs dos déchirés par les fouets,
leurs visages sanglants,
passent mettant leurs pieds nus sur mon coeur,
passent les vaincus de Karaburun...*
(*)En écrivant ces lignes, je pense à certains jeunes hommes qui vont dire <<Ah bon, il sépare la tête et le cœur"; il dit "ma tête accepte les raisons historiques, sociales et économiques, mais mon cœur brûlera quand-même". Regardez-moi ce "marxiste"...>> Comme j'avais pensé au professeur d'histoire et j'avais entendu son rire, au tout début de mon écrit.
Et si maintenant j'en parle, ce n'est pas destiné à ce genre de jeunes hommes, mais ceux qui viennent de commencer à lire le marxisme, qui sont loin du snobisme gauchiste.
Si l'enfant d'un docteur a la tuberculose, le docteur sachant qu'il va mourir, et qu'il accepte ce fait étant une nécessité physiologique, biologique, je-ne-sais-quoi-logique, et si l'enfant meurt, le docteur qui connaît bien l'inévitabilité de cette mort, ne pleurera-t-il pas ?
Les morts de la commune de Paris ne sont-ils pas passés comme "comme une chanson de chagrin" du cœur de Marx, qui savait que la commune de Paris allait tomber, qui connaissait les raisons historiques, sociales et économiques derrière ce fait ? Et dans les voix de ceux qui criaient "La commune est morte, vive la commune !", n'y avait-il pas, du moins une goutte de peine ?
Marxiste n'est pas un "homme-machine", un ROBOT, mais, avec sa chair et son sang, sa colère et sa tête et son cœur, il est un humain historique, social et concret. (note de l'écrivain)
Dernier mot sur la traduction: Le turc étant une langue sans genre grammatical, il aurait peut-être fallu que la traduction soit faite en inclusif. Cela dit, faire cela aurait inévitablement changé le rythme du poème (auquel j'ai tenté de rester fidèle), et de plus, vu le caractère "masculin" de sa note de bas de page et des autres parties de ce poème, je suis convaincu que la traduction doit être non-inclusive, pour qu'elle soit plus proche du caractère de l'original, à mon grand regret.
Introduction et traduction par
Okyanus Kar Şen
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