Réflexions méthodologiques
Les recherches sur les femmes dans l’Antiquité grecque et romaine s’inscrivent dans un mouvement qui commence après la seconde moitié du XXe siècle et qui questionne les populations longtemps délaissées par la recherche, comme les citoyens pauvres, les jeunes, les personnes âgées, les esclaves ou les femmes. L’essor des sciences sociales, l’émergence des mouvements féministes dans les années 1960 et 1970, la multiplication des femmes dans l’enseignement supérieur puis, à partir des années 1990, les études sur le genre contribuent à faire prendre conscience que les femmes représentent la moitié d’une population.
Pendant longtemps, elles se devinent derrière une masse asexuée (« les citoyens »), mais où la référence est toujours l’homme (« le citoyen pauvre »). Lorsqu’elles sont prises en compte, elles sont intégrées dans une catégorie unique « les femmes », voire « la femme ». Elles sont souvent classées dans la partie « famille » ou « vie quotidienne » ou dans les rayons « vie privée » des bibliothèques universitaires. Pourtant, se rendre au Sénat relève aussi de la vie quotidienne pour un citoyen. De même, une prêtresse d’Athéna qui accomplit un rite au nom de la cité n’agit pas en individu privé.
Etudier les femmes dans la Grèce ou la Rome antiques s’apparente à un défi. Les réalités féminines sont en effet bien différentes : certaines sont libres, citoyennes, d’autres esclaves, affranchies ou métèques (ce mot désigne en Grèce un-e étranger-e qui vit de manière permanente dans une cité dont il n’est pas originaire). La documentation est mince et les sources dont nous disposons (art, monuments honorifiques ou funéraires, textes de droit, discours, lettres, biographies) proviennent des catégories sociales supérieures ou les décrivent : elles offrent surtout des renseignements sur l’élite et donc une vision partiale, partielle, voire idéologique, de la réalité. Les auteurs et les poètes parlent souvent d’amour et donc de femmes, mais il s’agit avant tout de constructions littéraires destinées à mettre en scène le sentiment amoureux, les relations amoureuses ou le narrateur lui-même.
Il faut ajouter à cela le problème des cadres chronologique et géographique : en laissant de côté les périodes minoennes et mycéniennes et en se concentrant sur les premières sources littéraires au VIIIe siècle avant notre ère, nous sommes face à treize siècles d’histoire grecque (et si l’on excepte les textes byzantins qui vont jusqu’au XVe siècle). La Grèce ancienne est par ailleurs géographiquement plus étendue que la Grèce contemporaine : il faut ajouter une partie de l’Asie Mineure et la Grande Grèce (le sud de l’Italie). De son côté, l’histoire de Rome s'étend sur douze siècles et l’empire romain connaît à son apogée une expansion géographique telle qu’on ne saurait embrasser la vie des Romaines d’un seul regard. Les mentalités évoluent et les lois qui règlent les relations hommes-femmes dans la société changent régulièrement.
L’un des écueils principaux auquel pourrait se heurter quiconque veut étudier la sexualité dans l’Antiquité est la tentation de voir entre l’ancien et le présent une communauté de pratiques et de pensées. Cela est particulièrement tentant lorsque l’on étudie la sexualité : les anciens aussi tombaient amoureux, faisaient l’amour. Cela relève du naturel. Cependant, la manière dont on envisage la sexualité ou les rapports hommes/femmes sont des phénomènes culturellement construits. Ainsi, ce qui peut relever de la pornographie pour nous ne l’était pas toujours aux yeux des anciens et inversement. Représenter un sexe masculin en érection par des objets (comme des lampes-phalloi ou des bijoux) ou sur des murs (un phallus dessiné dans une rue pompéienne) relèverait pour nous de la pornographie. Ce n’était pas le cas pour les anciens puisque le phallus n’était pas systématiquement sexualisé et pouvait en particulier revêtir une dimension apotropaïque et servir à éloigner le mauvais oeil. Aussi faisait-on souvent porter aux enfants romains des pendentifs en forme de phallus. De même, les pratiques sexuelles ne sont pas conceptuellement détachées d’autres pratiques liées au corps, comme l’alimentation, l’exercice physique ou intellectuel, etc... Avoir une activité sexuelle excessive sera critiqué de la même manière que consommer trop de nourriture : c’est l’excès qui est critiqué et l’incapacité à se modérer, et non un penchant pour la sexualité.
Il faut rappeler également que ces sociétés sont fondamentalement inégalitaires. Si nous envisageons actuellement les relations de couple comme un partenariat, les relations maritales antiques sont hiérarchiques, comme tout type de relations. Un époux se place hiérarchiquement au-dessus de l’épouse, une personne libre sera toujours au-dessus d’une non-libre, la personne d’une cité aura la primauté par rapport à l’étranger. Chacun ou chacune a une place déterminée par la société. Dès lors, l'appartenance sociale d’un individu est parfois plus déterminante que le genre auquel il appartient. Il n’y a pas de pratiques sexuelles jugées pour elles-mêmes acceptables ou immorales : en matière de sexualité, ce n’est pas ce qu’on fait qui est jugé, mais comment on le fait et avec qui ! Qu’une esclave fasse une fellation à son maître, ou un esclave un cunnilingus à sa maîtresse ne heurtera pas la bienséance, mais l’inverse peut être socialement risible, voire dégradant. Aux yeux de la société, les pratiques bucco-génitales ne sont infamantes que lorsqu’elles sont exécutées par des citoyens. Ceci ne signifie évidemment pas qu’aucun citoyen n’a jamais pratiqué cette activité sur un esclave, mais cela ne répond pas à l’idéal de la société.
2. La sexualité de la citoyenne : un enjeu social
Pour mieux comprendre la sexualité des citoyennes en Grèce ou à Rome, rappelons ce que le terme “citoyenne” signifie. Les chercheurs rechignent souvent à dire « citoyenne » et préfèrent « femmes de citoyens ». Certes, il n’y a pas d’égalité de traitement et être une citoyenne ne signifie pas la même chose qu’être un citoyen. Cependant, pour un citoyen grec ou romain, les femmes de sa famille sont des citoyennes (astè ou politis en grec, ciuis Romana en latin) et ne seront jamais mises sur le même plan que des affranchies, ou des métèques en Grèce.
Une femme antique est sous tutelle quel que soit son âge. Si elle est esclave, elle est sous la dépendance d’un maître. Affranchie, il faut un patron qui réponde d’elle (comme c’est le cas pour l’affranchi). Quant à la citoyenne, même si elle est appelée kyria en Grèce ou domina à Rome (maîtresse) par ses esclaves, elle dépend toujours d’une autorité masculine. Toute citoyenne grecque est placée sous l’autorité d’un tuteur, le kyrios (le maître de maison, le chef de famille), qui est généralement son père, jusqu’à son mariage, moment où elle passe sous la tutelle de son mari. Ce tuteur peut également être un frère, un fils ou tout autre référent masculin. A Rome, les choses ne sont guère différentes : la petite Romaine est soumise dès sa naissance à la patria potestas (le pouvoir du père de famille) jusqu’à son mariage. Elle passe alors sous l’autorité (manus, la main) de son époux. Si celui-ci décède, elle est placée sous la tutelle (tutela) d’un homme de la famille. La femme romaine libre est appelée ciuis romana (citoyenne romaine), mais dans les faits, elle est une perpétuelle mineure : elle dépend toujours d’un homme et elle ne peut exercer aucun des droits politiques essentiels du citoyen romain (se faire élire, défendre la cité, voter dans les assemblées). Ses droits en matière judiciaire sont également très limités : elle ne peut intenter un procès, être accusatrice (sauf pour venger ses parents), être juge ou encore témoin d’un testament.
En revanche, en tant que citoyenne, elle a le devoir de faire des enfants. Une jeune citoyenne est une future mère. Dans l’idéal, la sexualité des citoyennes doit donc être une sexualité de procréation (mais dans la réalité, ce n’était évidemment pas le cas puisque de nombreuses pratiques contraceptives ou abortives sont attestées). A Rome, la stérilité d’une femme est un motif de divorce immédiat sans consentement mutuel, autrement dit de répudiation. Elle reste alors au banc de la société. Au contraire, une citoyenne qui a mis au monde de nombreux enfants est considérée comme une bonne citoyenne. Ainsi, en - 9, par la loi Papia Poppaea, le premier empereur Auguste récompense les femmes libres mères d’au moins trois enfants en leur permettant de s’émanciper de toute autorité masculine et de disposer d’elles-mêmes.
Mais les citoyennes n’étaient pas uniquement des ventres au service de la cité. Elles avaient aussi une place dans la vie de la communauté : en Grèce, la place des femmes dans le religieux est bien documentée. A Athènes, les prêtresses d’Athéna avaient des sièges réservés au théâtre. À Rome, des graffitis de femmes recommandent tel homme politique : un Gaius Iulius Polybius est supporté par six femmes, Cornélia est pour Carcilius Capelle et Taedia Secunda recommande...son petit-fils. Elles avaient surtout un rôle important de transmission à jouer envers leurs enfants. Rappelons que si les sociétés grecque et romaine sont tout au long de leur histoire des sociétés patrilinéaires, ce sont les femmes qui transmettent la citoyenneté. Les femmes ont en outre la mission de transmettre des valeurs morales à leurs fils et à leurs filles. Sous l’empire romain, certains auteurs, comme Tacite, font même un lien entre la décadence des mœurs et le recours aux nourrices : seul le lait maternel et les soins prodigués par une mère romaine vertueuse garantira la transmission à l’enfant d’assises morales solides. Aussi, si César fut un grand homme politique, si Cicéron fut un admirable orateur, c’est assurément car ils furent nourris et élevés par leurs mères, non par des nourrices étrangères. La transmission par les mères des valeurs de leur famille, dont elles étaient les dépositaires, était par ailleurs assurée par l’endogamie sociale que pratiquaient les Romains.
3) La question de l’adultère
La pratique (et l’idéal) de l’endogamie sociale explique pourquoi les comportements et les mœurs des citoyennes étaient sévèrement réglés. En l’absence de contraception et de test de paternité, l’adultère risquait d’introduire un sang étranger dans la filiation : le discrédit rejaillissait alors sur toute la maisonnée et insultait l’autorité et la dignité du tuteur et de la famille. C’est pour cela que la notion d’adultère en Grèce est plus large que notre conception moderne. Toute relation avec une femme (même non mariée) qui est sous la protection d’un kyrios peut relever de l’adultère : l’épouse d’un citoyen, mais aussi sa fille, sa sœur ou, plus surprenant, sa concubine. A Rome, l’adultère commis avec un esclave est particulièrement redouté des maris : la femme pouvait ainsi faire entrer dans la famille la souillure de la servitude. Un citoyen pourra quant à lui tout à fait entretenir des relations extraconjugales sans qu’elles soient considérées comme adultère lorsqu’il n’y a pas de risques de “contamination” par un sang étranger de la famille. Avoir des relations avec une esclave domestique ou une prostituée n’est pas grave puisqu’elles ne menacent en rien l’ordre social.
Le risque que l’adultère fait courir à la communauté explique les sanctions sévères qui sont appliquées. A Athènes, du moment qu’il y a flagrant délit, un citoyen a le droit de tuer, sans risque d’être poursuivi pour meurtre, l’homme qui a entrepris la femme qui est sous sa protection. S’il ne le tue pas, le couple doit obligatoirement se séparer. Sinon, l’époux trompé est frappé d’atimie, c’est-à-dire de la perte de ses droits de citoyen. Les femmes adultères ont l’interdiction de se rendre dans les festivals religieux et de se montrer à l’agora. La loi leur interdit l’accès aux sanctuaires publics. A Rome, un père prenant sa fille sur le fait a l’autorisation de la tuer sur le champ ainsi que son amant. A l’époque de l’empereur Auguste, un époux doit répudier immédiatement son épouse adultère au risque d’être lui-même exilé. Une femme reconnue coupable d’adultère ne peut plus se marier.
La condamnation de l’adultère n’a donc que très peu de rapports avec la morale individuelle : elle a avant tout pour vocation la protection du groupe social. De même la castitas à Rome n’a rien de la chasteté chrétienne qui renvoie à l’abstinence ou à la limitation des plaisirs sexuels : la castitas romaine désigne le fait de n’avoir des relations sexuelles qu’avec son époux. Une femme très active sexuellement peut être considérée comme casta (chaste), si son appétit sexuel ne s’exprime que dans le cadre conjugal.
En conclusion, étudier la question de la sexualité féminine dans l’Antiquité montre que les interprétations doivent toujours passer par la prise en compte de la classe sociale à laquelle appartiennent les partenaires. Le respect de l’endogamie sociale est l’enjeu principal de la sexualité féminine, car elle n’est pas envisagée d’un point de vue morale, mais par rapport aux conséquences qu’elle a pour la communauté des citoyens.
Cécilia Landau
Maryse Schilling
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