Ecoute en lien :
Benoit Crauste
Chuva Caiu
(Pirasema)
Une forêt qui brûle, ce sont des sons qui meurent. On emploie souvent le chant des oiseaux pour évoquer, avec plus ou moins de poésie, la ruralité. Il est alors intéressant de voir à quel point l’on peut intégrer ces éléments sonores dans un patrimoine collectif. La musique fait partie de nos modes de vie, et même de nos conditions de vie. Nous existons dans des conditions, l’une d’elle étant évidemment l’espace : nous sommes toujours quelque part, sur la Terre, dans un monde, dans un lieu donné. Notre question ici ne va pas être de savoir où nous sommes, mais plutôt jusqu’où. En d’autres termes, qu’est-ce que nous intégrons, ou oublions d’intégrer, dans ce qui constitue pour nous un monde. Notre réflexion devra alors d’elle-même jalonner conceptuellement le chemin qu’elle empruntera sur les notions d’espace, d’environnement, de paysage…
La dimension temporelle de la musique est bien connue, si ce n’est même qu’elle semble évidente. Mais évoquer sa spatialité semble déjà plus étrange. Non pas dans le sens qu’il s’agit de vibration physique, mais qu’elle constitue un espace (et plus précisément un lieu) métaphysique. C’est Peter Sloterdijk dans Weltfremdheit qui posait cette question : où sommes-nous lorsque nous écoutons de la musique ? Si c’était pour démontrer l’absurdité de la tentative de Descartes de penser sans son, cette question soulève bien des points intéressants pour notre objectif de penser la relation entre le lieu et la musique. Faut-il alors déjà préciser ce que nous enveloppons sous le terme si magistral de musique. Il faut déjà bien distinguer musique d’œuvre musicale. C’est-à-dire qu’il peut y avoir de la musicalité dans des sons sans qu’il y ait nécessairement de musicien⸱ne⸱s. Il ne s’agit pas d’un subjectivisme total non plus, car il faut souligner le rôle actif de l’auditrice⸱eur qui va construire ses perceptions comme musique. La musicalité sera son premier critère, qui consiste à « abstraire les valeurs musicales du concret sonore » [1] comme pourrait le dire Pierre Schaeffer à propos de la musique concrète, mais, que nous pouvons ici étendre à la musique plus généralement. Il nous fait part également de sa conception en ces mots : « Le miracle de la musique concrète, que je tente de faire ressentir à mon interlocuteur, c'est qu'au cours des expériences, les choses se mettent à parler d'elles-mêmes, comme si elles nous apportaient le message d'un monde qui nous serait inconnu. » [2] . Ici, nous entendrons donc le terme de musique dans son acception la plus large.
Posons également d’emblée une distinction au moins provisoire entre Terre et monde. Prenons la Terre en ce qu’elle a de physique, mais également en un sens biotique, c’est-à-dire considérée, non comme un objet neutre, mais déjà liée à l’activité des êtres qui l’habitent. Le monde, lui, est déjà de l’ordre d’une constitution psychique, il est phénoménal. Ce que nous tenterons de dégager, c’est que c’est la Terre qui est la plus métaphysique : nous sommes plongés dans la métaphysique dans chacun de nos rapports à la Terre, et la musique va nous rappeler que nous sommes des êtres métaphysiques en se faisant le témoin d’une dimension spirituelle intrinsèque à l’être humain et dans les choses. Le son, c’est avant tout une excitation nerveuse qui fait jaillir notre être vers un extérieur. On pourrait apporter cette première réponse paradoxale à Sloterdijk : la musique est un aller-vers, alors que, paradoxalement, nous sommes au-dedans de la musique. En effet, les sons nous environnent, nous sommes plongé⸱e⸱s dedans. L’environnement, c’est avant tout ce qui nous environne, évidemment, mais cette notion est chargée d’une profondeur éthique. L’environnement n’est pas quelque chose de figée, il est toujours en changement, en lui-même, et dans nos rapports à lui. Ce qui nous environne, comment avons-nous pu suffisamment le négliger dans ce qui constitue pour nous un lieu ?
C’est Raymond Murray Schafer qui dégagea la notion de paysage sonore dans son livre The Tuning of the World. Le paysage (sans pour l’instant parler de paysage sonore) est avant tout un concept esthétique de la nature. Cette notion n’a, au final, presque rien de naturelle. On peut même dire que l’idée d’un paysage naturel serait un artifice permanent. C’est-à-dire que le paysage n’est en rien un rapport immédiat à la Terre, il n’est pas non plus qu’une simple représentation de la nature : c’est une construction. Il procède d’une revalorisation de la nature sous le regard humain. Toutefois cela ne suffit pas pour constituer le paysage comme une œuvre d’art, et ce projet serait même un contresens. C’est un rapport culturel qui anime le paysage, ce que l’on y place appartient donc à un patrimoine culturel. Le paysage cristallise le sens, la direction de notre regard sur la Terre. Qu’en est-il de son égide sonore ? Il existe pour R. Murray Schafer de vrais paysages sonores, qui ont tous cette caractéristique de posséder ce qu’il appelle un marqueur sonore, c’est-à-dire un son caractéristique d’un endroit. Il est souvent oublié, ou du moins négligé, l’idée que les sons nous situent dans des lieux et dans des espaces. L’espace est de l’ordre de la dénotation, et correspond globalement au domaine du sensible, tandis que le lieu est de l’ordre de la connotation, c’est-à dire qu’il renvoie à un sens particulier en cumulant une multitude d’éléments propre, ce qui va charger le lieu de significations le rendant irréductible à l’analytique. Ce n’est pas qu’un simple quadrillage topologique comme l’espace. Le lieu est particulier et possède son histoire propre et son langage. C’est pourquoi notre questionnement sur la problématique du lieu est indétachable de celle du temps.
Le tintinnabulement des vaches dans les prés m’indique le lieu dans lequel je me trouve, je sais dès lors que je suis dans un cadre rural rien qu’au son de ces cloches. R. Murray Schafer établit dans son ouvrage une vraie catégorisation des paysages sonores : naturel, rural, post-industriel… On a une indication du lieu, mais également du point dans l’espace où l’on se trouve (entendre le Big Ben m’indique ce point précis dans l’espace qu’est Londres). Ainsi, il nous livre ce devoir vis-à-vis des paysages sonores : « Une fois qu’un marqueur sonore a été identifié, il doit être protégé, car les marqueurs sonores forment l’identité acoustique d'une communauté » [3] . Plus qu’un simple argument esthétique, c’est même un principe d’identification qui doit être sauvée.
Pour apprécier la musique avec le monde, écoutons ce qu’a à nous dévoiler la Symphonie du Nouveau Monde de Antonín Dvořák. Ce nouveau monde, pour lui, c’était l’Amérique et sa culture folklorique, mais cela représente avant tout l’histoire d’un exilé. Celui de Dvořák lui-même, ayant quitté l’Europe, découvrant ainsi l’immensité de l’Amérique. Mais également, on peut y voir l’exil de chacun⸱e, niant sa condition spatiale, niant la Terre en la négligeant pour le monde, comme la mélancolie du deuxième mouvement peut le suggérer. S’il s’agit de constituer un monde humain, ce n’est certainement pas en négligeant la Terre. Dvořák se fait même, avec ses voyages et sa musique, le témoin de tout ce que la Terre a à offrir et son lien direct avec le monde. Il faut recentraliser le monde : la métaphysique n’est pas un ailleurs mais un ici.
C’est d’autant plus important de reconsidérer ce rapport lorsque l’on assiste aujourd’hui à la consumation de la Terre avec les mégafeux et toute la richesse que l’on perd dans les vestiges calcinés qu’ils génèrent. On pourrait reprendre les mots du constat pertinent de la philosophe Joëlle Zask dans son bouleversant ouvrage Quand la forêt brûle :
« Le sous-bois a entièrement disparu. Il ne reste que le fantôme d’une forêt privée de ce
qui faisait son caractère, son charme, sa vitalité, du bois même dont elle est constituée.
Les odeurs, asphyxiantes, et les sons, assourdis, sont altérés. Plus de cigales, plus de
chants d’oiseaux. Le bruit du vent dans le feuillage s’est évanoui. L’espace de la forêt
résonne. L’écho de chaque son est amorti par la poussière. Sinon, le silence. » [4]
De ce patrimoine d’un mutisme aride dont on ne pourra plus faire l’expérience, il ne nous reste que des archives, qui elles n’ont pas (encore) été dissipées par les flammes. Benoit Crauste, saxophoniste français qui a su percevoir toute l’importance des paysages sonores, qui a compris l’envergure des sons offerts par la Terre, qui a su travailler avec, et rendre compte musicalement d’une beauté des lieux qui ont pu l’habiter, nous offre un magnifique souvenir de ce qu’a pu être la forêt amazonienne avec son album Chuva Caiu, dans lequel on peut retrouver des enregistrements de cette jungle encore bavarde. De ces bruits tirés des feuillages amérindiens, il va faire un véritable travail d’harmonisation avec ses saxophones en relevant les chants des oiseaux ou les grillons qui stridulent et en se laissant imprégner de ce paysage sonore.
En somme, c’est notre rapport à la nature qu’il faut changer. L’argument esthétique et la notion de paysage sonore nous invitent à la conservation de ce qui représente alors un patrimoine. Il faut revisiter, réenvisager la nature qui a une pluralité d’usages. Le Je doit laisser la place à un Nous ; il faut étendre notre communauté morale à la nature et ses individus (entre autres, cela conduirait même à élargir notre conscience, d’une manière presque hégélienne.). Ne serait-ce qu’en vue du fait que la notion de nature est finalement beaucoup plus poreuse avec celle de culture, et, penser une opposition entre ces termes ne fait que diviser le monde que l’on se constitue, réduisant nos interactions avec lui. Les amérindiens par exemple, pensent possible une interaction musicale avec les animaux, et voient dans la pratique parfois de véritables moments de connivence entre les animaux et les musicien⸱ne⸱s (certes, seulement dans certains cas. Il ne s’agit pas d’une pratique générale, mais c’est toutefois conçu comme possible ou imaginable par cette société.). On peut également penser à David Rothenberg, philosophe et musicien, qui joue de la clarinette avec les baleines, ou Olivier Messiaen qui relève les subtilités microtonales imperceptibles des chants d’oiseaux... En musique, l’on peut donc remarquer quelques exemples de cette conscience du lieu et de ce rapport éveillé à la Terre.
Avec ces sons qui meurent, ces musiques qui brûlent, et la Terre qui se tait, il est question de morale, mais également de physique, dont l’imbrication est inévitable pour cette interrogation. Je laisserais place aux mots, certes, quelque peu mystique, mais dont la prosodie est d’une candeur grâcieuse et remarquable, de R. Murray Schafer, qui ponctue ainsi son étude :
« Le silence peut-il être entendu ? Oui, si nous parvenons à étendre le champ de notre conscience à l’univers et à l’éternité. La contemplation aide, peu à peu, à la relaxation des muscles et de l’esprit. Le corps tout entier, alors, s’ouvre et se fait oreille. Quand le yogi indien arrive à la libération de tous ses sens, il entend l’anahata, le son "non frappé". Alors la perfection est atteinte. Les hiéroglyphes secrets de l’univers sont révélés. Le Nombre devient audible et coule en l’homme, qu’il emplit de musique et de lumière. » [5]
Si le silence éternel des espaces infinis peut paraître anxiogène, nous n’avons alors guère intérêt à le provoquer, car, tant que nous traînerons notre finitude avec nous, nous en sortirons perdu⸱e⸱s autant que perdant⸱e⸱s. Tâchons alors de préserver notre Terre et nos lieux. Le lieu nous renvoie au temps, à l’histoire, son histoire, c’est-à dire ce qu’il a d’unique. C’est une profondeur et un langage de la Terre, ces hiéroglyphes de l’univers qu’il nous faut déchiffrer. Il faut laisser le temps au lieu de nous faire entendre ce qu’il a à dire.
Christophe Guittard
1. Pierrre Schaeffer, Traité des objets musicaux, Paris, Seuil, 1966.
2. Pierre Schaeffer, À la recherche d’une musique concrète, Paris Seuil, 1952.
3. R.Murray Schafer, Le paysage sonore, Wildproject.
4.Joëlle Zask, Quand la forêt brûle, Premier Parallèle.
5. R.Murray Schafer, Le paysage sonore, Wildproject.
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