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Photo du rédacteurLes Dessous de l'être

Le Jazz : un domaine qui n'est pas sans espoir

Dernière mise à jour : 2 mars 2020

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Cécile McLorin Salvant The Window

(Mack Avenue Records)













Bien que certaines femmes pussent jouer de la lyre au moyen-âge, ou que

d’autres pussent composer au XVIIème siècle, les femmes étaient le plus généralement

exclues de la pratique publique de la musique. Même dans le Jazz (style contemporain

au confluent de nombreuses idées libératrices aussi bien à un niveau technique

qu’historique) le poids d’un héritage viriliste se fait sentir. Suivant le principe selon

lequel l’art reflète des valeurs d’une société donnée, et exprime des effets sur son

observateur qui va en percevoir les valeurs et autres caractéristiques, il semble

nécessaire de s’interroger, aujourd’hui, sur la potentielle évolution du concept de

féminité et, partant, du rôle des femmes, dans le Jazz.


Panonica de Koenigswarter (bienfaitrice ayant fréquentée la quasi-totalité des Jazzmen des années 1950) a pénétré ce monde masculin en tant que Muse-mécène, et a ainsi représenté certaines valeurs. La figure de Panonica nous permet notamment de nous interroger sur le pouvoir qu’une personne féminine pouvait alors incarner : la féminité dans le domaine de l’art, ici du Jazz, acquiert-elle un véritable pouvoir de création par l’intermédiaire des moyens (matériels) qu’elle met à disposition des musicien.ne.s pour qu’il y ait art ? Ou bien, cette mise à disposition (celle de son corps et de ses biens) ne fait-elle pas également d’elle-même de la matière créatrice dans ce qu’elle représente pour les musiciens ? Si elle ne fait toujours pas art, elle possède du moins un pouvoir de modelage sur l’artiste. Plus que ça, le pouvoir expressif du rapport entre la Muse et le musicien s’inverse, et elle exprime alors les préoccupations des musiciens[1]. Plus que modeler, elle exprime l’artiste. Mais cette expression s’opère par la mise à disposition des moyens rendant possible l’acte de création. Ainsi c’est l’homme qui jouit de sa Muse, qui elle, ne crée toujours pas. Elle a toutefois acquis un pouvoir restreint de détermination sur l’œuvre en puissance. Malgré une mutation en gardienne de la créativité, l’action de la figure que représente Nica se fait toujours par une procuration masculine. En somme, la femme n’a-t-elle qu’un pouvoir formel ? Ou bien la poiesis féminine s’opère-t-elle aussi par production matérielle ?



C’est peut-être par la mise en regard d’autres figures féminines qu’il faut tenter d’appréhender le rapport à la création du féminin-musicien et les valeurs que ces figures peuvent incarnées. Si on limitait l’accès aux femmes aux instruments traditionnels, une vision naturaliste du chant, comme expression de la sensualité féminine, autorisa une première insertion dans le Jazz, et c’est ce rôle de chanteuse qui permit un premier passage au-devant de la scène. Si Bessie Smith fut l’une des premières femmes à connaître un grand succès dans le Jazz, c’était par le biais de la chanson d’amour ; là où l’œuvre de Billie Holiday par son caractère sexuel opéra un renversement. En effet, la femme n’y était plus absolument soumise au désir masculin, elle va nier la passivité qui était alors encore attachée à la femme-artiste, elle chantait son propre désir et devenait ainsi active.

L’icône du jazz New-Yorkais est une femme doublement enchainée, par son sexe et par sa couleur. Lorsqu’elle chante Strange Fruit en 1939 (poème s’engageant contre les lynchages faits aux personnes noires en Amérique), musique et conscience sociale se mêlent dans une chanson chantée par une femme. La musicienne acquiert une dimension sociale et politique, et possède ainsi un caractère actif et une puissance créatrice. Mais la voix, c’est aussi un visage. En deux sens : elle représente une idée, et est présente physiquement. Elle se voit donc jugée et attribuer certaines attentes, différentes des autres musiciens lorsqu’il s’agit d’une femme (séduction et sensualité). Un essentialisme et une pression persiste : musique libératrice, certes, mais pour eux, pas pour elles. Toutefois, en incluant des notions d’érotisme et de sexualité féminine, Billie Holiday a effectué un tournant. Elle eut pour postérité d’inspirer beaucoup de musicien⸱ne⸱s, mais l’articulation entre Jazz (et plus généralement la musique, et même l’art) et féminité reste instable et fragile. Le Jazz français est représenté à 95% par des hommes, et 70% des chanteuse⸱eur⸱s sont des chanteuses, qui par ailleurs subissent une hiérarchisation négative, le Jazz Vocal étant jugé comme commercial. La féminité reste encore diminuée et la voix emprisonnée dans une image naturaliste, et la chanteuse de Jazz souffre encore de nombreux stéréotypes


Si une essentialisation de la féminité peut encore subsister, il ne faut point être

fataliste : des renversements ont déjà pu avoir lieu, et la scène Jazz féminine actuelle connait des grands noms (Anne Paceo, Nubya Garcia, Erykah Badu…) qui peuvent jouir d’une légitimité sociale et d’une reconnaissance dans le milieu du Jazz. Mais notre étude nous montre avant tout une conception sexuée de la musique, où la féminité y pénètre par plus d’effort. Même Billie Holiday, qui appartenait à la sphère supérieure du Jazz, et qui a pu affirmer une notion de féminité dans le Jazz, se voit contrainte par des héritages virilistes et subit diverses attentes quant à son rôle qui se voit sexualisé.


Christophe Guittard


Pour aller plus loins :


DAVIS Angela, Blues Legacies & Black Feminism (Bordier Julien, Trad.), Knopf Doubleday Publishing Group, 1998. BUSCATTO Marie, Chanteuse de jazz n’est point un métier d’homme, Revue française de sociologie [en ligne], 2003/1, Vol.44. Disponible sur : <http://www.cairn.info>.

[1] Dans ce contexte, bien musicien, et non pas musicien⸱ne⸱s



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