Terre natale : retourner à Reims avec Didier Eribon, voyage mental et retour sur la trajectoire d’un jeune gay de la classe ouvrière
Après la mort de son père, le philosophe et sociologue français Didier Eribon débute un voyage, un voyage à Muizon, commune d’environ 2 000 habitants située dans la Marne, pour y retrouver sa mère endeuillée. Mais c’est vers une toute autre destination que Didier Eribon opère un voyage mental, son véritable retour. Ce retour, Didier Eribon l’opère à Reims, lieu de son enfance, ville de son adolescence: sa « terre » natale. Un terreau d’origine dont il avait décidé de s’extraire trente ans plus tôt: une classe ouvrière désoeuvrée.
Le décès de son père est l’occasion pour Didier Eribon d’un retour à la terre natale, d’un retournement sur soi, un retour, non sans violence, pour celui qui pensait s’être « arraché » à son milieu social. Le sociologue décide alors de devenir le sujet de sa propre étude, une sociologie plus qu’une psychanalyse, une analyse de sa trajectoire personnelle à la lumière de sa théorie. De cette expérience, Didier Eribon en tire un livre, Retour à Reims, publié en 2009. Pas tout à fait un récit autobiographique, ni non plus tout à fait une enquête sociologique à proprement parler, Retour à Reims est un récit introspectif. Une réflexion -dans tous les sens du terme- intimo-sociale.
Didier Eribon entame donc ce « retour à Reims » à la faveur d’un départ, celui de son père. Un père qu’il a fui, comme son milieu, une trentaine d’années auparavant. Le décès de son père replonge ainsi Didier Eribon au cœur de son enfance, de son adolescence rémoise, d’un monde oublié: celui de la classe ouvrière des années 1950-1970. D’une classe marginalisée, reléguée au second plan, entassée dans une vie étroite. « Échappé » de son milieu, Didier Eribon a cherché à s’inventer une nouvelle route.
Devenu un intellectuel de renommée mondiale, il n’en demeure pas moins un « arraché », un « transfuge », et l’occasion de ce retour au terreau de l’enfance est aussi celle d’un constat, celui d’un point aveugle de sa théorie, un point que le chercheur n’avait jamais creusé jusqu’alors: celui de la honte sociale. Si le sociologue a beaucoup travaillé sur la question de la honte sexuelle, il n’a jamais écrit sur la honte sociale, lui qui, jeune gay des classes ouvrières se dit pourtant « fils de la honte ». La honte, cette forme de violence sociale intériorisée auquel le transfuge pensait avoir échappé en s’arrachant de son milieu d’origine, la honte de classe, celle de venir d’un milieu ouvrier.
C’est que la trajectoire « ascendante » du jeune rémois l’a conduit à intégrer une forme de honte de son milieu d’origine, de tout ce qui le ramenait de près ou de loin à son environnement familial. Mais alors pourquoi avoir ainsi concentré son travail essentiellement sur des questions relatives à l’homosexualité plutôt que sur celles concernant la classe ouvrière, dont il vient pourtant ? La prise de conscience de la nécessité d’une auto-invention de soi en tant que jeune homosexuel a conduit Didier Eribon à intégrer d’autres normes, celles impliquées par sa « nouvelle » classe sociale. L’effort d’invention de soi auquel s’est confronté le jeune rémois s’est accompagné de la création d’une distance.
Partir c’était d’abord s’efforcer de « se » produire mais aussi tout à la fois mettre en place les conditions de sa propre invention. Ainsi Didier Eribon s’est-il épanoui comme jeune gay loin de la ville de son enfance, loin d’un terreau familial dans lequel il pensait ne pouvoir devenir qui il était. C’est bien précisément cette fuite, ce mouvement vers la construction de son identité sociale tout autant que sexuelle, vers l’affirmation de soi que le sociologue analyse rétrospectivement en faveur de ce retour à la ville de l’enfance.
C’est en effet en faisant face à l’hostilité véhémente présente dans sa famille envers l’homosexualité que Didier Eribon dit avoir compris qu’il possédait cette identité « insultable », une identité qu’il allait devoir habiter. Ce « dissident de l’ordre sexuel » devrait vivre avec l’effroi et la honte de ce dont on ne peut pas parler de là où il vient. La découverte de son homosexualité à l’âge de 15 ans provoque un véritable basculement dans la vie de Didier Eribon. Un basculement, car l’homosexualité impose à tout individu de trouver des issues, des issues pour ne pas étouffer.
« Au commencement il y a l’injure. » [1] c’est ainsi que Didier Eribon débute son livre
Réflexions sur la question gay, paru dix ans avant Retour à Reims. Au commencement il y a l’injure, ces agressions verbales qui marquent les consciences, façonnent le rapport à l’autre, au monde, et d’un même mouvement façonnent la subjectivité de toute personnalité homosexuelle, « l’être même d’un individu » [2]. C’est son homosexualité qui fait basculer Didier Eribon dans une catégorie sociale, une identité déjà stigmatisée. Seule issue alors: la fuite vers d’autres possibles.
Didier Eribon a fui, s’est inventé autrement, a lutté pour s’éloigner du milieu dans lequel il a grandi. Le sociologue s’est fabriqué une autre corps, une autre façon de l’habiter, une autre façon de s’exprimer, si différente que ses proches et lui ne parlent plus le même langage. Ce processus d’éloignement est tout autant social que spatial. Didier Eribon a mis un monde entre lui et son passé, un monde qu’il lui faut déconstruire pour se trouver. Retour à Reims pose la question de la fuite du milieu d’origine, de l’arrachement aux siens puis du retour à la terre natale comme l’occasion d’un nécessaire retour sur soi, un retour sur le passé refoulé dans l’inconscient social.
Éviter le voyage de retour, c’est s’éviter soi-même, éviter la ‘‘ vie ’’ [3]
Didier Eribon cite James Baldwin. James Baldwin qui comme lui, a perdu un père lointain, mis à distance, qui, comme lui, a opéré un processus de retour mental sur le passé qu’il avait fui pour se trouver, se re-trouver. Didier Eribon est comme rattrapé par ce lieu de l’enfance qu’il a pourtant passé trente années de sa vie à fuir.
« De retrouver cette « contrée de moi-même », comme aurait dit Genet, d’où j’avais tant cherché à m’évader: un espace social que j’avais mis à distance, un espace mental contre lequel je m’étais construit, mais qui n’en constituait pas moins une part essentielle de mon être. Je vins voir ma mère. Ce fut le début d’une réconciliation avec moi-même, avec toute une part de moi-même que j’avais refusée, rejetée, reniée. » [4]
Contre la psychanalyse, le sociologue transforme son retour à la terre natale en une introspection aux regards d’autres catégories pour se penser. Ce retour sur soi, à soi est tout autant un regard rétrospectif sur l’existence mais aussi une épistémologie. C’est bien cette prise de distance avec son passé, avec soi-même qui rend possible proprement l’analyse des déterminismes sociaux qui auront structurés la trajectoire du sociologue. C’est que Didier Eribon parle d’un lieu depuis un autre lieu, et réciproquement. C’est l’échappement qui rend proprement possible le discours.
« Et l'on ne voit pas comment fonctionne cet ordre, car cela nécessiterait de pouvoir se regarder soi-même de l'extérieur, d'adopter une vue en surplomb sur sa propre vie et sur celle des autres. Il faut être passé, comme ce fut mon cas, d’un côté à l’autre de la ligne de démarcation pour échapper à l'implacable logique de ce qui va de soi et apercevoir la terrible injustice de cette distribution inégalitaire des chances et des possibles. » [5]
Ainsi Didier Eribon retourne-t-il au terreau qui l’a fait grandir avec un regard rétrospectif, devenu adulte, chaussé de lunettes de sociologue. Il prend son passé à rebours et en tire le récit fort d’une rupture, avec un milieu, un passé social qu’il avoue lui-même avoir comme mis sous silence. Mais ce retour à Reims est aussi une invitation à son/sa lecteurice, une invitation à jeter un regard en arrière, sur sa trajectoire, pour analyser, à la lumière de sa vie, les obstacles, les barrières sociales, culturelles qui nous aident ou nous empêchent de nous construire, de nous efforcer de devenir sujet, de notre propre histoire.
Laurie N.
[1] Eribon Didier, Réflexions sur la question gay, Paris, Éditions Fayard, 1999, p. 29
[2] Ibid.
[3]« To avoid the journey back is to avoid the Self, to avoid ‘‘life’’ (James Baldwin, Conversations, éd. par Fred L. Standley et Louis H. Pratt, Jackson, University Press of Mississippi, 1989, p.60
[4] Eribon Didier, Retour à Reims, Paris, Éditions Fayard, 2009 (Flammarion, 2018 pour l’édition utilisée), p.13
[5] Eribon Didier, Retour à Reims, Paris, Éditions Fayard, 2009 (Flammarion, 2018 pour l’édition utilisée), p.51
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