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Comprendre l’émergence d’un «Corps Lesbien » dans la pensée straight avec Monique Wittig

Dernière mise à jour : 2 mars 2020

"Elles disent le langage que tu parles est fait de mots qui te tuent"
Crédit photo : Monique Wittig


Sa vie est un puzzle, un puzzle plein de silences, de vide, d’inconnus: fragmentée.




Née en 1935 elle est théoricienne littéraire, écrivaine engagée ouvertement lesbienne, féministe matérialiste et pionnière dans le Mouvement de Libération des Femmes, Monique Wittig est une révolutionnaire. Révolutionnaire tant dans ses actions politiques que dans son oeuvre littéraire. En 1978, elle clôt sa conférence « La Pensée straight » par ces quelques mots: « Les lesbiennes ne sont pas des femmes ». L’onde de choc provoquée par ces paroles infuse encore jusque dans les pensées féministes les plus récentes. Par cette déclaration, Wittig inaugure le fait que l’hétérosexualité n’est ni naturelle, ni donnée mais qu’il s’agit bel et bien d’un régime politique. Être lesbienne, c’est donc être hors-la-loi du régime hétérosexuel. Vivre en société, c’est vivre en hétérosexualité; être lesbienne, c’est échapper à ce contrat social. La « lesbienne » apparaît ainsi comme un troisième genre susceptible de transcender la réduction binaire du sexe imposée par le système de l’hétérosexualité obligatoire. Pour Wittig, la distinction sexe-genre est toujours une supercherie: le sexe est toujours un sexe-social. Il serait faux de considérer les femmes comme « un groupe naturel », le simple exemple d’une société lesbienne détruit ce fait artificiel.


« Dans le cas des femmes l’idéologie va loin puisque nos corps aussi bien que notre pensée sont le produit de cette manipulation. Nous avons été forcées dans nos corps et dans notre pensée de correspondre, trait pour trait, avec l’idée de nature qui a été établie pour nous. »[i]

Wittig en appelle ainsi à détruire le « sexe » afin que les femmes, elles aussi, accèdent à un statut de sujet universel. Cette révolution est aussi un fait de langage.

« Le genre en tant que concept, exactement comme sexe, comme homme, comme femme, est un instrument qui sert à constituer le discours du contrat social en tant qu’hétérosexuel.[…] Les corps des acteurs sociaux, par exemple, sont formés par le langage abstrait aussi bien que par le langage non abstrait. »[ii]

Si c’est bien au sein même de la langue que s’opère en partie la hiérarchisation et l’universalité de la supériorité du masculin sur le féminin, si c’est le langage aussi qui produit des corps « forcés », alors c’est le langage même qui doit être boulversé. Le «chantier littéraire»[iii] wittigien a pour projet de dépasser les limites du dicible, d’engager d’autres paradigmes, d’abord dans l’imaginaire puis dans le réel. La littérature est alors un terrain privilégié d’expérimentation, un lieu pour imaginer un au-delà de la construction sexuée, une manière d’inventer de nouveaux modèles d’existences, de nouvelles possibilités d’être. Monique Wittig peuple son chantier littéraire de sa nouvelle figure, celle de la lesbienne. Cette universalisation d’une marginalité apparaît comme une étape nécessaire vers l’abolition des catégories sexe-genre. Cette invention littéraire de la lesbienne, de son corps, permet l’émergence, dans le langage, d’une nouvelle fiction politique. Wittig invente la lesbienne dans les mots, invente de nouveaux horizons de possibilités humaines pour dépasser la binarisation du monde opérée par le langage.


N’ayant pas choisi le destin que leur prescrivait « l’éternel féminin », ayant fuit le régime politique de l’hétérosexualité obligatoire, de la « pensée straight », les lesbiennes « ne sont pas des femmes ». Elles ne sont pas des femmes parce qu’elles refusent les logiques matérielles de l’appropriation individuelle de leur « corps-machine de travail »[iv] selon les mots de Colette Guillaumin. La lesbienne de Wittig est au-delà des catégories de sexe parce qu’elle n’est, ni économiquement, ni politiquement, ni idéologiquement une femme. Ce qui fait une femme dans la société patriarcale hétérosexuelle étant une relation sociale spécifique à un homme, la figure d’une autre, définit à la négative par son rapport au masculin universel. Les lesbiennes sont des « transfuges »[v] de classe qui viennent remettre en question l’oppression et l’appropriation des femmes par les hommes, oppression justifiée par l’invention d’une doctrine patriarcale de différenciation et de hiérarchisation sexuelle.


Si les lesbiennes peuplent nombre des romans de Monique Wittig, des Guérillères (1969) à Virgile, non (1985), c’est qu’elles sont autant de manières pour l’autrice d’expérimenter, par la littérature, des façons d’être pour les femmes, loin du cadre normatif patriarcal-hétérosexuel.

Le langage est la matière au coeur même du chantier littéraire wittigien de réinvention de soi, d’un soi au-delà du système binaire dans lequel nous évoluons. Judith Butler[vi] le montre également dans ses analyses, le langage chez Wittig est toujours déjà performatif. « Chacun de nous est la « somme » des transformations effectuées par les mots. Nous sommes à ce point des êtres sociaux que même notre physique est transformé (ou plutôt formé) par le discours - par la somme des mots qui s’accumulent en nous. »[vii], le langage crée les corps bien plus que les corps ne créent le langage. Le discours hétérosexuel patriarcal façonne des corps féminins contraints, contraints à l’hétérosexualité, au « devoir conjugal », à l’accomplissement dans la maternité, à la conformité avec un ensemble abstrait de règles normatives d’une certaine idée de la beauté et de ses canons évoluant avec les époques.


Tout le défi auquel se confronte donc Wittig est celui de dire l’inconcevable, l’indicible par la langue hétérosexuelle-patriarcale. Le lieu d’où parle l’autrice échappe au langage, les corps qu’elle approche ne peuvent se dire. Le corps lesbien a sans cesse à se traduire dans le langage dominant, apparemment neutre, toujours hétérosexuel. Sans cet effort de traduction, le corps lesbien resterait illisible, indicible, dans le langage dominant. De son illisibilité, le corps lesbien fait naître toute une réinvention de soi, du corps, du langage. Il s’agit alors de mettre en place un ensemble de stratégies pour contrer ce biais, quel endroit plus approprié que la plastie de la prose romanesque ?

Le Corps lesbien (1973), troisième ouvrage inclassable de Wittig, construit donc en parallèle de la narration d’une succession de scènes amoureuses et sexuelles entre j/e et tu, une énumération de termes anatomiques en lettres majuscules. Selon les mots de Catherine Écarnot: « Le titre et la jaquette résonnent, étranges et graves, comme un chant liturgique ou comme un traité d’anatomie. »[viii] La question même du genre de l’ouvrage se pose, quand son sujet, lui, est plus qu’explicite: il s’agira de parler d’homosexualité féminine. Ce qui se joue dans Le Corps lesbien, c’est bien une lutte violente entre langue et l’innomé lesbianisme, lutte ayant pour fruit un langage transformé. Le texte, comme le sujet j/e sont morcelés, comme dans une impossible adéquation avec eux-mêmes, comme sans cesse sur un fil, comme pour signifier leur difficulté à se dire et à se faire exister dans le langage dominant. De longues énumérations de parties du corps fragmentent le texte:

« CORPS CAVERNEUX LES BULBES DU VAGIN LE SQUELETTE LA COLONNE VERTÉBRALE LES CLAVICULES LES COTES »[ix]

Dans des sortes de fragments poétiques, les différentes parties du corps des deux protagonistes sont longuement énumérées. Pour Catherine Écarnot, « Le corps, énuméré, décomposé en parcelles infimes, perd toute unité. Il est délesté des stéréotypes de la féminité. »[x] Le corps de la lesbienne littéraire de Wittig échappe par sa décomposition et sa reconstruction fictive par lea lecteurice à tout stéréotype. Il est présenté tel qu’il est, dans sa trivialité la plus anatomique, toujours déjà comme un corps fonctionnel et non plus comme un corps social soumis aux lois et aux normes de la société patriarcale-hétérosexuelle.


Le Corps lesbien est donc une épopée disparate, des corps présentés sans métaphore, dans leur cruauté, froide. Ils sont excessifs, opaques, saturés. Wittig disloque les amantes, les désarticulent, met en déroute, en péril le lyrisme amoureux, habituellement écrit dans un langage hétéronormé. Le « corps lesbien » fait violence au langage, à la prose elle-même et à celleux qui la lisent. La violence sature le roman, provoque le malaise, se veut la condition de possibilité même de l’efficacité du récit. Cette violence se veut comme le témoin de l’irruption soudaine dans la langue d’un sujet jusqu’alors indicible, un sujet qui jusqu’alors n’avait pas sa place en littérature. Le « corps lesbien » emprunte à l’étrangeté, à la violence de l’inconnu pour faire émerger sa figure nouvelle.

Wittig use de la violence, de cette violence qui découpe, qui dissèque froidement les corps en composantes anatomiques. Il est intéressant de penser une réappropriation par Wittig de ce que le « male gaze » fait endurer aux corps féminins dans les représentations produites par la société patriarcale-hétérosexuelle. Il semble bien que ce soit ce « male gaze » qui d’abord découpe dans les corps féminins, qui les réduit en pièces, les rapporte à des « attributs » plus ou moins conformes à « l’idéal » pré-établi. Le « male gaze » nous semble découper les corps en morceaux, en faire des êtres réductibles à une somme de bons ou mauvais attributs féminins, blasons ou véritables insultes. Wittig se réapproprie ce processus d’éclatement pour construire de nouvelles modalités d’existence des corps. Pour cela, il faut donc tout faire éclater en morceaux, tout déconstruire pour reconstruire différemment, selon de nouveaux paradigmes. Monique Wittig nous invite alors dans un univers déconstruit, éclaté, en ruine, où tout est à réinventer. Ne nous reste plus qu’à y choisir les pièces de notre propre puzzle, de l’assembler à notre guise, d’y laisser, si on le souhaite, nos vides, des silences.

Laurie N.

[i] Monique WITTIG, « On ne naît pas femme », in La Pensée Straight, Paris, Éditions Amsterdam, 2013, p. 45-46


[ii] Monique WITTIG, « La marque du genre », in La Pensée Straight, Paris, Éditions Amsterdam, 2013 p. 116-117


[iii] Monique WITTIG, Le Chantier littéraire, Donnemarie-Dontilly, Monique Wittig’s Estate et Éditions iXe, 2010


[iv] GUILLAUMIN Colette, Sexe, Race et Pratique du pouvoir, Paris, Côté-femmes, 1992


[v] WITTIG Monique, « On ne naît pas femme » in La Pensée Straight, Paris, Éditions Amsterdam, 2013, p. 56


[vi] BUTLER Judith, Trouble dans le genre, Le féminisme et la subversion de l’identité, Paris, Éditions La Découverte, 2006


[vii] WITTIG Monique, « La marque du genre » in La Pensée Straight, Paris, Éditions Amsterdam, 2013, p. 121


[viii] ÉCARNOT Catherine, L’écriture de Monique Wittig, À la couleur de Sappho, Paris, Éditions L’Harmattan, 2002, p. 69


[ix] WITTIG Monique, Le Corps lesbien, Paris, Éditions de Minuit, 1973, p. 128


[x] ÉCARNOT Catherine, L’écriture de Monique Wittig, À la couleur de Sappho, Paris, Éditions L’Harmattan, 2002, p. 71






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