L'humain ne perdrait-il pas de vue sa nature propre en se détournant de la nature ?
La frontière tracée entre les concepts de « nature » et de « culture », d' « animalité » et d' « humanité », sillonne les 25 siècles de notre philosophie occidentale. Elle en représente même une de ses ossatures. Une conception structurelle de notre pensée qui fut souvent nuancée et discutée : on pensera par exemple au cynique Diogène amenant un poulet déplumé à l'Académie platonicienne ! Mais cette conception a rarement été remise en question de manière franche. Les problématiques écologiques et éthiques en terme de bien-être animal (et humain ; est-il nécessaire d'en faire la distinction?) auxquelles nos sociétés contemporaines font face actuellement posent cependant dans le champ de la réflexion philosophique la nécessité de revisiter radicalement cette frontière. Un des grands pas effectués dans le sens de cette réflexion a lieu en 1975 avec Libération animale du philosophe utilitariste Peter Singer. Il y défend que les êtres vivants ne doivent pas s'inscrire dans une hiérarchie morale anthropocentriste dès lors qu'ils ont la capacité de souffrir, ce qui proscrit notamment le droit que nous, humain-e-s, nous octroyons sur eux à les exploiter pour se nourrir, se vêtir, et ainsi de suite. Les prémisses du mouvement antispéciste et vegan sont ainsi posées, et ce dernier se développe encore actuellement dans le champ de la philosophie, ainsi que dans l'espace public.
Mais soyons terre-à-terre ! La remise en question de cette frontière conceptuelle ne pourrait-elle pas s'effectuer autrement et sur un autre plan que celui de la capacité à ressentir de la souffrance ? Animal et humain-e souffrant sont ainsi mis sur un pied d'égalité, mais ce cheminement réflexif part d'une certaine définition de l'« humain-e- » (capable de souffrir) pour évaluer ensuite la manière dont nous devons concevoir l' «animal ». Elle laisse donc malgré tout le-a premier-e dans la position d'évaluateur, de cellui qui donne la norme par rapport à ce qui le-a définit, ce qui lui appartient.
Ne limite-on pas déjà ainsi la réflexion philosophique ? En plaçant toujours l'humain-e comme la norme à partir de laquelle on évalue les concepts de « nature » ou d' « animalité », n'empêche-t-on pas la rencontre que nous pouvons avoir avec cette nature et cette animalité ? Car il s'agit en effet toujours d'une rencontre, non pas avec un objet de pensée indépendant de toute expérience concrète, mais d'une rencontre entre des éléments et des individus vivants, mouvants, inscrits dans des espaces et des temporalités diverses qui s'entremêlent, se confondent et se distinguent : un brin d'herbe, un arbre, un oiseau, un écureuil, un cheval, une rivière, une montagne.
Cessons un instant de penser, pour ressentir simplement la terre sous nos pieds ! Ce que nous appelons « nature » est davantage qu'un concept, une définition, une entité pensable. Il s'agit bien plus d'une relation que nous entretenons individuellement, intimement avec le vivant qui nous entoure. Une relation entre moi et le monde vivant, un monde marqué par la richesse de la différence, de l'inconnu, de l'incertain, de l'insondable. La dichotomie conceptuelle effectuée par la philosophie occidentale entre la « nature » animale, végétale, minérale et la « culture » humaine ne serait alors, fondamentalement, que le résultat d'un inconfort, d'une peur, d'un vertige que l'humain-e a toujours cherché à contrer par la distance, la maîtrise, la domination, l'exploitation, voire l'avilissement. La frontière conceptuelle et philosophique justifie la frontière physique et concrète que nos sociétés humaines établissent avec ces autres mondes dit naturels. Un exemple criant dans notre propre ville, lorsque le choix est fait de détruire la végétation existante, expression vibrante et mouvante d'une vie si singulière et différente de la nôtre, pour ensuite replanter des arbres de manière uniforme, rangés le long des chemins aménagés, taillés à intervalle régulier en fonction des commodités humaines, perdant ainsi l'expression végétale qui leur est propre. L'humain-e coupe la relation qu'il entretient naturellement avec le monde vivant autour de lui en préférant le contrôle unilatéral à la réciprocité. Il a perdu l'expérience de l'entrelacement des mondes, de la relation et de la rencontre, qui laisse toujours place à l'inconnu et à l'inédit. En considérant la nature comme une relation entre les vivants, au sein du vivant, nous pourrions sans doute changer nos regards et déceler toute la richesse de ce qui nous entoure. La nature n'est dès lors plus un concept évalué à partir de celui de « culture » et d' « humanité », mais une relation plurielle dont nous, individus humains, sommes l'un des termes.
Comment reprendre contact au sein de cette relation, de ces innombrables rencontres ? Il n'est pour cela pas nécessaire de parcourir la Terre à la recherche d'un espace encore authentique et sauvage, celui-ci n'existe de toute façon sûrement déjà plus. Il suffit peut-être tout simplement de jeter un coup d’œil aux écrits de Jean-Christophe Bailly et de Mark Alizart (entre autres), puis de baisser les yeux vers la terre, à nos pieds. Nous tomberons alors nez-à-nez avec un petit être vivant dressant les oreilles et remuant la queue : un chien !
Si mal considéré dans notre culture, le chien n'est pas à l'honneur dans nos expressions langagières : « un temps de chien », « une vie de chien », « sale chienne » et j'en passe ! Il l'est encore moins en philosophie : Deleuze en exprime son dégoût dans son Abécédaire, décrivant son aboiement comme « la honte du règne animal » !
Comme le souligne Mark Alizart dans son ouvrage intitulé sobrement Chiens, cet animal a pourtant une place particulière au sein de ce qui constitue la rencontre entre l'humain-e et l'animal, dans ce que nous appelons la nature au sens relationnel. Il fut le premier animal domestiqué il y a environ quinze mille ans, marquant une première forme de domination de l'humain-e sur le monde vivant. Le chien permet ainsi à notre « civilisation » d’asseoir son contrôle sur le monde animal mais aussi végétal : il protège les troupeaux et les terres des peuples devenus agriculteurs et sédentaires.
Le chien est également perçu comme l'animal soumis par excellence : frappé et maltraité par l'humain-e, il reviendra tout de même vers lui, « la queue entre les jambes », incarnant ainsi l'abnégation, la faiblesse et même le risible. Il n'est pas aussi caractériel que le chat, ni aussi fougueux que le cheval. Le « bon chien-chien » semble avoir perdu toute son authenticité lupine, sauvage et libre. Il donne la patte, va à la couche sur demande, cherche la balle et accepte de faire des cabrioles ridicules pour le bon plaisir de son « maître ». En somme, un bon toutou bien obéissant. Mais le chien est aussi l'animal le plus présent et le plus inclus dans nos sociétés humaines : il est présent aussi bien dans les corps de ferme que dans les appartements citadins. Lui seul est accepté dans les lieux publics, contrairement aux autres animaux domestiques qui ne se retrouvent que dans des espaces bien spécifiques : la vache dans son pré, le lapin dans son clapier, l'oiseau dans sa volière. Même les animaux sauvages occupant nos villes et nos campagnes, comme les pigeons ou les rats, sont souvent perçus comme des nuisibles ou des indésirables, et ne sont pas acceptés à nos côtés comme l'est Canis familiaris.
Dans certains cas, le chien se voit même endossé de la responsabilité d'assurer le bien-être et la sécurité de certains êtres humains, comme l'est par exemple le chien d'aveugle. D'autres sont entraînés à détecter l'arrivée d'une crise d’épilepsie ou à repérer des survivants sous des décombres. Certains encore sont employés par des corps de métiers à haut risque afin d'être en première ligne lors d'opérations particulièrement dangereuses pour épargner leurs « collègues » bipèdes. Il est le seul animal à qui il ne semble pas aberrant de confier des vies humaines !
Le chien a donc une position ambiguë et paradoxale dans nos sociétés. Il se trouve paradoxalement à la frontière exacte entre les traditionnels concepts de « nature » et « culture » : suffisamment soumis pour incarner la domination humaine sur l'animalité, suffisamment inclus dans notre espace et notre quotidien pour y endosser des responsabilités. Et c'est justement pour cela qu'il est le plus à même de nous permettre de renouer avec la nature !
Il dessine le point, le lieu de rencontre avec la nature au sein même de nos sociétés humaines. Le chien est sans doute la forme de vie à même de nous permettre de reprendre place dans cette relation avec la nature que nous avons perdue de vue au point de nous mener à notre propre perte. Parce qu'il aurait tellement à nous dire, ce petit chien à nos pieds, si nous savions seulement le regarder comme l'un des termes d'une relation inédite, insondable et riche de différences encore inconnues !
Alors que le mot de « domestication » connote la domination de l'humain sur l'animal, il est important de noter qu'en nous côtoyant, le chien a lui-même développé des modes de communication nouveaux, dont ne dispose pas le loup, notamment un muscle au-dessus des yeux lui donnant ce côté si attendrissant de « chien battu ». Comment ne pas répondre à ce regard en apparence si innocent avec une caresse ou un petit bout à grignoter ? Rejoignons encore une fois Mark Alizart dans ses réflexions sur Canis familiaris : le chien nous a peut-être davantage domestiqué que l'inverse, sachant très bien se faire passer pour soumis afin d'avoir une place toute singulière parmi nous !
La nature est une relation entre l'humain et les autres éléments ou individus du monde vivant à laquelle notre société n'a pas donné place. Il est grand temps de reconstruire cette relation, en commençant peut-être par regarder à nos pieds un petit canidé au regard si expressif.
Finissons ses humbles réflexions sur les mots du capitaine Paul Watson, fondateur de Sea Sheperd, qui résume de si belle manière ce que peut être une relation entre l'humain et la nature :
« Ne soyez pas gêné de hurler avec les loups [les chiens?] […] Par-dessus tout, reconnectez vous avec la Terre. Allez sentir la boue entre vos orteils, humer l'odeur des forêts, danser avec les étoiles et exalter votre animalité. […] Buvez lorsque vous avez soif et mangez lorsque vous avez faim. Nourrissez le sol des forêts lorsque l'envie vous vient. Endormez-vous dans les bras de la Terre, sous les étoiles quand vous le pouvez. Faites-le dès que la situation se présente. N'hésitez pas à rire lorsque vous êtes joyeux, à pleurer lorsque vous êtes triste, à crier haut et fort votre plaisir à l'apogée de l'union sexuelle. Redevenez animal, redevenez primaire, retournez dans la peau du monstrueux cousin simiesque que vous êtes. Prouvez que vous êtes vivant et vivez, vivez encore et encore »
Julia Storti
Bibliographie et sources d'inspiration :
Peter Singer, Libération animale, Éditions Payot & Rivages 2012
Jean-Christophe Bailly, Le versant animal, Bayard Editions 2018
Mark Alizart, Chiens, PUF 2018
Capitaine Paul Watson, Earthforce manuel de l'éco-guerrier, Babel 2017, pages 216 et 217
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