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Photo du rédacteurLes Dessous de l'être

Ecriture libre : Les au-delà d'un préfixe

Dernière mise à jour : 2 mars 2020


De nombreux débats actuels sont rattachés au préfixe « trans- » et pour s’en rendre compte, il suffit de se pencher sur les mots qu’il aide à composer et qui sont les premiers à venir en tête : « transhumanisme », « transport », « transmission » … C’est qu’il évoque avant tout un dépassement, un au-delà, et rien n’est plus fécond en rêves et en interdits que ce qui est à l’extérieur de ce que nous sommes, ce que nous ne voyons pas, ce que nous n’en comprenons pas. La transcendance se retrouve dans tout ce qui fait sens aux yeux des êtres humains quand nous luttons contre l’absurdité de notre monde, quand la seule chose qui s’articule aisément pour nous se réduit à un roman, à un tableau ou à une musique, et que nous entrons en communion intime avec cet.te autre, qui est un au-delà lui aussi, cet.te autre qui a su dire ce que nous caressons du bout de l’imagination, qui a su transmettre. Il y aurait tant à dire et à écrire sur cette transmission, sur cette transcendance !


Mais si elle permet l’expression et appelle à la contemplation, le préfixe dont il est question ici renvoie aussi à des réalités plus proches, et puisqu’à l’occasion du renouveau de cette revue il est question de féminité, parlons du genre, mot qui s’accorde si bien avec ce préfixe. Pourtant, quand on parle de transidentité, il n’est jamais question de parler directement de quitter ce que nous sommes ou de poursuivre un au-delà de l’être humain : la transidentité n’est à aucun égard un synonyme de transhumanisme. Le genre ne s’embarrasse pas de définir l’être humain en vue de quitter cette définition : il est un fait, un accident, une pratique bien davantage qu’une théorie. Qu’est-ce que ce préfixe peut apporter à cette pratique ? Que dépasse-t-on ? Être transgenre, est-ce transcender la question du genre ? Si la formulation est très flatteuse, elle oublie cependant que dans ce cas précis, c’est un modèle dont on s’affranchit, et que par cet acte, on le reconnaît comme existant en tant que tel. Mais que reconnaître exactement ? Passer d’un genre à un autre ou à rien du tout, est-ce vraiment le quitter ? Peut-on se révolter contre quelque chose dont nous voyons chaque jour mille et une représentations, mais qui, quand on souhaite la coucher sur papier, perd sa substance au point de se retourner contre elle-même ? Si la question d’être transgenre a un point commun avec le transhumanisme, c’est bien celui de la difficulté à définir un point de départ duquel la question de l’affranchissement se pose, et à partir de quel point de vue ce point de départ est défini.


Quand je me retrouve, de plein gré ou pas, dans une discussion abordant le sujet de la transidentité et du vocabulaire qui y est attaché, j’utilise souvent les Alpes pour expliquer ce que les préfixes « cis » et « trans » veulent dire : quand les Romains parlaient de la Gaule transalpine, ils parlaient de la Gaule au-delà des Alpes, du côté de la France métropolitaine actuelle, et la Gaule cisalpine était la partie de la Gaule du côté de l’Italie actuelle par rapport aux Alpes, du côté de Rome. Cet exemple est non seulement très parlant sur l’acception de ces préfixes, mais aussi sur un problème transversal à leur utilisation : ce qu’ils désignent se fait toujours invariablement en fonction d’un point de vue précis, ici : Rome. C’est d’autant plus parlant que l’on sait que la Gaule telle qu’elle est entendue ici ne désigne aucune réalité fixe pour celleux que les Romains appelaient les Gaulois : celleux-ci se désignaient comme Arvernes, Bituriges, Namnètes … Bien sûr, il n’est pas question ici de remettre en question l’existence de la transidentité, car elle est indiscutable, mais bien davantage de souligner ce qu’elle met en avant : on peut refuser de se faire l’agent.e d’un genre qui nous a été assigné, pour se faire l’agent.e d’un autre ou de rien du tout. Dans ce cas, comment parler de l’au-delà que j’évoquais tout à l’heure au regard de cette question ? Être trans, est-ce atteindre un au-delà ?


Ces interrogations dépassent largement la simple question linguistique des Gaules et des Alpes, parce qu’elles renvoient à des phénomènes beaucoup plus concrets. Plutôt que de s’interroger sur un pseudo-point de départ, un pseudo-point d’arrivée et une pseudo-limite à franchir pour rentrer dans la case « trans », qui sont des concepts aussi fluides que le genre lui-même, il est de bien meilleur ton de s’interroger sur la source de ces concepts. Les administrateurs romains définissaient ce qu’était la Gaule cisalpine et la Gaule transalpine. Mais qu’est ce qui détermine ce qui est féminin, ce qui est masculin, ce qui n’est ni l’un ni l’autre ? Dans le meilleur des cas, ce sont des individus qui caractérisent ainsi ce qui leur est proprement attaché, mais il est évident que nous ne vivons pas constamment dans ce meilleur des cas, et que toute liberté prise par rapport à ces codes se produit dans un cadre global de pressions constantes : la subversion naît de l’oppression. Travestir, c’est jouer avec les codes, et déjà les moquer et les remettre en question, et s’inscrire dans ceux-ci, peu importe qu’on se soit inscrit.e dans d’autres codes avant ou non, c’est y consentir sous des modalités qui nous sont propres. Or le consentement à ces codes, quand on envisage le genre sous son aspect immédiat et individuel, est un enjeu absolument primordial : A quoi consentons-nous précisément ? A quoi consens-je quand je ne reprends pas une personne qui m’appelle « monsieur », mais que j’en reprends une autre qui m’appelle « madame » ? Ce consentement est-il un renoncement ?


Ces questions alimentent un millier de débats au sein même de la communauté trans qui reviennent tous à essayer de définir les étiquettes que nous nous collons nous-mêmes, d’en exclure certain.e.s, d’y inclure d’autres, et en un sens, à tenter de faire rentrer de force une pratique dans une théorie. Or cette transition, peu importe comment elle s’effectue, d’un genre à un autre ou d’un genre à rien du tout, n’a en soi aucune valeur didactique. Effectuer une transition du point de vue du genre n’est, pour toute personne extérieure à ce processus, que l’occasion de s’interroger sur la problématique transversale au préfixe dont il est question depuis le début : la remise en question des référentiels à partir desquels nous énonçons nos jugements – y compris ceux sur nous-mêmes. Le genre n’en est qu’un champ d’application, d’autant plus pertinent ici qu’il est un des thèmes sous-jacents au premier numéro de cette revue. Mais je me permets d’inviter celleux qui ont eu l’abnégation de me lire jusqu’ici de douter un instant de leurs propres référentiels, à interroger leurs étiquettes et à se poser la question que ce fabuleux préfixe soulève : à toutes les échelles, quels sont nos au- delà ?

Sullivan Lune H pour les illustrations

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