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La féminité et la langue française : comment soigner les maux par les mots

Dernière mise à jour : 2 mars 2020

« Le masculin l’emporte sur le féminin, c’est la règle. » Tout·e citoyen·ne français·e a déjà dû apprendre cette règle grammaticale, et ce dès l’école primaire.


Illustration par Maureen Mercier
Illustration par Maureen Mercier

J’ai fait partie de ces enfant·e·s bien éduqué·e·s aux normes sociales : face à l’ensemble de la classe qui a répondu naturellement « elles ! » à la question de l’instituteur « s’il y a cinquante femmes et un homme, on dit ils ou elles ? », j’ai été la seule à répondre « ils ». Je me souviens encore des regards de mes camarades, de l’atmosphère ambiante : comment ça, « ils » ? Ce n’était pas du tout logique, c’était forcément faux. Je me suis sentie honteuse jusqu’à ce que – retournement de situation – l’instituteur me donne raison. L’autorité en l'occurrence masculine ici avait tranché, bien que cette autorité eût très bien pu venir d’une femme : un homme suffisait à masculiniser l’ensemble des individu·e·s mentionné·e·s. Et pour quelle justification ? « C’est comme ça, c’est la règle. » Aujourd'hui, j’ai honte d’avoir intégré cette règle sans broncher et même de l’avoir défendue auprès de mes camarades abasourdi·e·s, car cela a définitivement influencé la construction de mon identité et ma place dans la société : j’avais intégré au plus profond de moi, de manière non consciente, que je ne valais pas un homme et que j’avais tout intérêt à intégrer ces règles pour être en mesure de participer un tant soit peu au grand jeu qu’est le monde. C’était ainsi : un triste fait que j’ai constaté très rapidement – indépendamment de la langue –, à savoir que j’aurais dû naître homme ; maintenant, il fallait faire avec, ou plutôt sans. Mais attention, argumentent les académiciens ardents défenseurs de cette règle, il ne s’agit pas réellement de masculinisation, mais d’un neutre, au même titre que l’Homme désigne l’humanité tout entière. Point de querelle donc.

Mais nous y voilà : voici le premier des maux linguistiques, car, non, le masculin n’est pas neutre, cette idéologie est loin d’être une règle neutre et absolue, et la langue est loin d’être un simple média sans impact idéologique concret. C’est cela que je vais tenter de dépeindre dans cet article qui n’a pas pour ambition de changer le monde, ni d’être exhaustif sur ce vaste sujet, mais de faire réfléchir, peut-être de vous faire partager cette honte que j’ai moi-même pu expérimenter afin de la rendre productive.

Pourquoi parler de féminité lorsqu’il s’agit plutôt de féminin dans le jargon grammatical ? Parce que dans féminité se trouve le suffixe « -ité » qui insiste sur le caractère dynamique de construction conceptuelle à partir ici du féminin grammatical, ce qui ne signifie aucunement que la féminité se réduise uniquement au féminin grammatical dans l’absolu, c’est une limitation volontaire ici compte tenu de notre sujet. C’est précisément l’objectif de cet article que de traiter de la relation entre féminité et féminin grammatical à partir de l’enjeu que constitue la langue française pour la/les féminité(s), soit la langue comme fiction performative.

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La langue affiche un statut très particulier dans la mesure où elle peut ne rien générer, mais qu'elle peut simplement informer, décrire sans produire d’action et encore moins en constituer une en tant que telle. Du moins, c’est l’opinion commune. La réalité est tout autre.

Peut-être avez-vous en tête des adages du type « ce ne sont que des mots, je veux des actes », « les paroles s’envolent », « il est aisé de dire et autre chose de faire », etc. La langue a la vie dure : outil extériorisant la pensée, elle demeure bien souvent distincte d’elle (« les mots ont dépassé ma pensée », « ce n’est pas ce que je voulais dire »). Pourtant les mots ne sont pas que du vent, il y a une véritable performativité du langage qui est bien reconnue dans la sphère linguistique. Cette performativité est notamment théorisée par Austin dans son ouvrage au titre tout à fait révélateur Quand dire, c’est faire. Dans cet ouvrage, Austin traite de ce qu’il nomme des « phrases performatives », dérivées de l’anglais to perform qui « indique que produire l’énonciation est exécuter une action » (1970, p. 40), avec les exemples du « Oui, je le veux » dans le mariage, l’acte de baptiser un individu ou un objet, la parole testamentaire ou encore le pari. Ces paroles sont performatives dans la mesure où elles constituent l’action et ne se contentent pas de la décrire. Et avant la linguistique moderne, il suffit de penser à la parole démiurge « fiat lux » et le rôle du Verbe dans la Bible : c’est par la parole que Dieu fit. En tant que créature créatrice, l’être humain crée non pas ex nihilo, mais il agit bien par la parole même.

Cette performativité courante du langage est pourtant principalement reconnue à l’heure actuelle dans sa négativité. En effet, les insultes qu’elles soient racistes, sexistes ou encore homophobes sont reconnues comme des actes aux yeux de la loi et sont donc punies comme telles. Il y a ainsi une responsabilité de la parole. Outre la loi, les études psychologiques ne cessent de mettre en avant les maux que causent les mots particulièrement au moment phare de l’adolescence d’un·e individu·e. En ce sens, plus que de simples règles grammaticales, l’énoncé « le masculin l’emporte sur le féminin » est un acte idéologique fort, producteur de réalité sociopolitique, et ce d’autant plus qu’on ne pense pas en dehors d’un langage : la différence sexuelle pensée par Freud autour de l’ « envie du pénis » et du « complexe de masculinité » paraît être une différence (idéologiquement) naturelle, car anatomique entre femme et homme, mais cette idéologie est fondamentalement exprimée par des mots et des concepts portés par une langue, cette idéologie renforce donc comme elle est renforcée par la grammaire elle-même à l'œuvre insidieusement. Nietzsche disait à ce propos, non sans ironie : « J’ai bien peur que nous ne nous débarrassions pas de Dieu parce que nous croyons encore à la grammaire […] » (CI, « La “raison“ en philosophie », §5).


Illustration par Maureen Mercier

Le pendant positif de cette performativité a tendance à être occulté : si la parole est un acte avec des effets, alors penser cet acte positivement pourrait tout à fait permettre une évolution méliorative concrète. En ce sens, le langage offre un espoir : par les mots, je pourrais à mon échelle guérir les maux ! Le langage ne serait pas alors le simple instrument de la pensée ni le simple miroir de la société et des mœurs, mais bien un moteur de changement qu'il s'agit donc de consciencialiser et de questionner à des fins bien concrètes. C’est dans cette optique que s’ancre le langage inclusif qui part d’un constat simple reconnu par les études psychocognitives actuelles : lorsque je lis ou entends « les travailleurs », par exemple, ma représentation mentale se figure principalement des hommes ouvriers ; alors qu’avec « les travailleur·se·s », le féminin se voit valorisé aux côtés du masculin, je me figure donc plus aisément des hommes et des femmes ouvrières. Le langage impacte directement la mentalité.

Mais le langage, les mots, ne sont pas que performatifs, ils sont fondamentalement une fiction.

Ce caractère fictif est problématique en soi lorsqu’il est oublié et érigé en absolu objectif auquel l’humain ne peut que se soumettre avec admiration[1]. Dans notre cas de figure, la langue androcentrée est prônée comme la règle valable pour tou·te·s, comme immuable et indépendante des mœurs. Or, cette conception de la langue est faussement exempte d’idéologie[2] et a des conséquences graves dont la mise sous silence – comme à l’échelle de l’histoire – du féminin comme majorité opprimée. Le symbolique n’est pas moins violent en termes d’oppression que la force physique, mais il est plus insidieux : n’oublions donc jamais qu’« il y a, cachée dans la langue, une mythologie philosophique qui perce et reperce à tout moment, si prudent que l’on puisse être par ailleurs. » (Nietzsche, VO, §11) Il ne s’agit toutefois pas de contrer ce caractère fictif de la langue, car ce serait faire fi de son être au monde, mais bien de garder en tête à chaque instant qu’elle demeure une fiction, certes performative, mais toujours une fiction fondamentalement. C’est en ce sens que Nietzsche affirme que seul « le poète qui sait mentir en connaissance de cause, volontairement, celui-là seul peut dire la vérité. » (Poèmes, vol. 77, p. 574)


Illustration par Maureen Mercier

Au-delà de la reconnaissance de ce caractère fictif du langage afin de ne pas sombrer dans une illusion oppressive, cette fiction constitue également un moteur qui peut s’avérer positif : le langage est une fiction qui ne cesse de se réécrire, il est donc possible de le réécrire comme anti-viriarcal, ce que prétend le langage inclusif démasculinisant, voire contre-binaire avec les fusions queer telles que « toustes ». Le langage est ainsi créateur de possibles dynamiques, à nous de nous en saisir pour (re)créer un monde pluriel.


C’est là un bien beau projet et une force imputée au langage, mais que faire des limites du primat culturaliste du langage ?

Je n’ai pas la prétention de traiter ici toutes les possibles critiques et réserves face à cette fiction performative que je me suis attachée à dépeindre synthétiquement, mais je me focaliserai sur la critique la plus communément adressée aux langages inclusifs, à savoir que la langue a pour nature de se simplifier à l’usage, or la langue inclusive complexifierait cette langue quotidienne ; la conséquence risible serait l’illisibilité des écritures inclusives. Il est vrai que les langues ont tendance à l’heure actuelle à se simplifier, ce que l’on peut observer dans l’évolution du vocabulaire et l’usage de plus en plus courant des abréviations en tout genre, et ce au-delà de la langue française.

Toutefois, cette difficulté peut être dépassée par son accomplissement même. En effet, le langage inclusif se simplifiera sans aucun doute et nous trouverons certainement des formes grammaticales féminines comme aujourd’hui elles sont masculines pour l’ensemble de l’humanité, non par gynéarcat, mais parce que le féminin englobe grammaticalement le masculin : « iels sont étonnées » serait ainsi une simplification logique de « ils et elles sont étonné·e·s », la marque du féminin [ée] englobant la marque du masculin [é]. Et quand le féminin n’englobe pas le masculin, la langue peut s’adapter à force de néologismes queer comme : éducateurice ou encore blagueureuse, et ce même dans les pronoms : iels ou encore celleux. Et pour les sceptiques, n’hésitez pas à vous pencher sur l’ancien français avant de juger ces néologismes hideux et absurdes, car les jugements de valeur découlent bien souvent d’une éducation du regard et ici de l’ouïe : nous sommes éduqués à des normes ; il est donc logique de juger hors normes ces propositions, mais n’est-ce pas le propre de l’innovation que de mettre en branle les normes préétablies ?

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Pour conclure cet article, j’aimerais user de la métaphore de la musique appliquée à la langue : la langue androcentrée apparaît comme une musique à l’unisson, une mélodie masculine passant le féminin sous silence ou le laissant s'exprimer quand il rejoint l'union (le « e muet » ne dérange pas ou peu). L'oreille est habituée aujourd'hui à force d'écoute forcée et de leçons de l'Académie française à cette mélodie uniforme. Mais le langage inclusif (et ses différentes variations) est une autre mélodie qui intègre la musique pour donner une polyphonie que d’aucuns qualifieront de dissonante : pourtant tout est dans l'oreille et son éducation. Chantons donc et l'oreille suivra.


Ondine Arnould

doctorante contractuelle en philosophie,

chargée d’enseignement à l’Université de Strasbourg

Illustrations par Maureen Mercier

professeure contractuelle en philosophie

au lycée St Laurent la Paix Notre Dame (77)



[1] cf. Nietzsche Friedrich, NF, 1887, 11 [87] : « Toute la beauté, toute la sublimité que nous avons attribuées aux choses réelles et imaginaires, je les veux revendiquer comme la propriété et le produit de l’homme : comme sa plus belle apologie. […] la royale munificence avec laquelle il a doté les choses, pour s’appauvrir et se sentir misérable ! C’était là, jusqu’alors, sa plus grande abnégation, qu’il ait admiré et adoré et qu’il ait su se dissimuler que c’était lui qui avait créé ce qu’il admirait. » (souligné par moi)


[2] cf. Favre de Vaugelas Claude, Remarques sur la langue françoise utiles à ceux qui veulent bien parler et bien escrire, Paris, Vve jean Camusat et Pierre Le Petit, 1647 : « le genre masculin étant le plus noble, [il] doit prédominer toutes les fois que le masculin et le féminin se trouvent ensemble, mais l’oreille a de la peine à s’y accommoder, parce qu’elle n’a point accoutumé de l’ouïr dire de cette façon » ; la langue est donc modelée par l’idéologie viriliste qui n’était pourtant pas habituelle à l’époque ! Sur l’histoire de la langue française, cf. Viennot Eliane, Le Langage inclusif : pourquoi, comment, Ed. iXe, 2018.

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